Chronique des bruits de Cosne

 

Hirondelles  (éloge du silence)

C’est un ballet incessant, elles viennent, reviennent, elles virevoltent devant la fenêtre,  nombreuses, multitude affamée. Les hirondelles sont silencieuses, elles ne pépient pas, elles volent, virtuoses de la voltige et grandes dévoreuses d’insectes. Les trajectoires sont rapides, déterminées, jamais une collision malgré le nombre. Ce spectacle dure une demi-heure, une heure tout au plus, toujours aux moments les plus ensoleillés de la journée.  Puis, d’un coup plus rien, le bleu se vide. Sans doute y a-t-il ailleurs un coin de ciel plus nourrissant que le mien ? Les admirer est jubilatoire.

Voitures

Lorsque vous habitez le long d’une route de passage, le bruit des automobiles est semblable aux marées, il monte régulièrement dans les tympans au fur et à mesure de l’approche puis redescend tout aussi régulièrement en fonction de l’éloignement. Ici rien de cela, on ne traverse pas Cosne, on y vient, ou on en part. Les bruits ne sont pas réguliers. La rue est étroite, on roule doucement, on accélère, on décélère. On déboîte pour éviter les voitures en stationnement, les enfants en vélo, les mamans derrière les  poussettes. On s’arrête pour saluer un voisin, pas longtemps, aux heures migratoires un petit coup d’avertisseur vous rappelle que vous n’êtes pas seul à rentrer chez vous.
Parfois, c’est le grand prix de Monaco au croisement de la rue de la Montagne. Ca crisse, ça impatiente les pignons, ça rabote le bitume, ça fait voler des gravillons dans les volets, alors on se dit :
« Tiens, la maison saint Jean ramène ses gamins ! »

Le soir, les repas achevés, les verres vides, on imagine les invités regagnant leur véhicule, on devine les « Au revoir !», les « Soyez prudents !» des convieurs sur le pas de leur porte. Sûrement tout le monde fait des petits signes de la main.  On entend le claquement étouffé des portières, le ronronnement ouaté du moteur et on murmure pour soi même :
« Ils ne vont pas le faire quand même ! »
Evidemment, ils le font. Et le coup de klaxon fusille la nuit et les oreilles, aussi opportun qu’un pet sur un disque de Satie. Inconvenant!
Le pire, on le sait, nos amis en font autant, alors on se glisse un peu plus sous les draps, écrasé par la fatalité.
« Oui, c’est ça, bon retour ! » Pense t-on tout bas en entendant s’éteindre peu à peu, le bruit de la voiture.


Les cloches et les heures

Je te l’ai dit, les bruits à Cosne n’en font qu’à leur tête, en principe, c’est la cloche de l’église qui rappelle que « tempus fugit » comme il est gravé sur les cadrans solaires. Mais je soupçonne fort ce bourdon là de s’évader régulièrement du clocher, de se promener sur les trottoirs, de tintinnabuler en forêt de Laigue ou de se terrer, inaudible dans les carrières selon le vent, selon le temps, selon l’humeur.

Le battant tape le bronze toutes les heures, autant de coups que d’heures jusqu'à douze heures, douze coups le matin, idem l’après midi. Il frappe aussi la demi heure, un tintement à chaque demi. Et c’est là que les choses se gâtent. A midi trente : un tintement, à treize heures : un tintement, à treize heures trente : un tintement. Donc entre midi bien sonné et quatorze heures pétantes, impossible de distinguer l’heure ! Et je ne te parle pas des insomnies, qu’on n’apprécie pas à leur juste valeur, entre minuit battu et deux heures du matin. Cela est préjudiciable à la bonne marche des repas familiaux, personne n’arrive à table au même moment. Je propose donc une réunion rapide et extraordinaire des édiles de la commune pour résoudre cet épineux problème.
En attendant sonne ma belle, chante les heures tranquilles de Tracy, promène tes angélus et mes prières païennes au dessus des toits, tu es ma mémoire, ma culture. Un petit bonheur suave qui me va de l’oreille au coeur.



L’âne

La première fois qu’on l’entend on pense :
« Tiens, ils ont réussi à cloner un mammouth ! »
Puis, comme on a encore un peu de raison on dit :
« Non, c’est un éléphant, il doit y avoir un cirque à Tracy ! »
Et quelqu’un laisse tomber avec ce rien de dédain des initiés :
« Mais non, c’est Nicolas ! »
« Nicolas ? Aucun être humain, même fortement enrhumé n’est capable d’émettre un tel barrissement ! »
L’initié vous achève en formulant d’un ton navré, les yeux au ciel :
« Nicolas, c’est un âne ! »
Un âne ? C’est un âne qui brait comme ça ? Inouï !
Nicolas, commence par une longue plainte suivie de six ou sept coups brefs, on dirait un cor de chasse qui éternue, un sanglier qui s’étrangle. On pourrait en rire, on pourrait le railler le Nicolas, mais il y a toute la misère du monde dans ce long cri. Sans doute que l’herbe n’est pas assez verte, sans doute que ce n’est pas la bonne pâture, sans doute qu’il a des vieilles douleurs, sans doute qu’il est tout seul Nicolas. Je suis sûr que c’est ça, il est seul Nicolas, même s’il a d’autres bourricots dans son pré. Ce borborygme là, cette onomatopée nasale, j’en suis sûr c’est un cri d’Amour.
« Elle s’appelle comment ta belle mon vieux ? Elle est où ta grisonne ? »
Nicolas l’appelle une quinzaine de fois par jour. Et l’autre, indifférente ; elle ne répond jamais


Les enfants (sortie d’école)

Ces petites voix dans les rues soudain, cette clameur qui gonfle, ces cris heureux, ces appels sans fin, ces hurlements de matamore, ces galopades effrénées. L’école vient de finir et les enfants se déversent sur les trottoirs comme l’eau dans les caniveaux, emportant tout  sur leur passage, envahissant l’espace sonore,  noyant tout ce qui bruisse, tout ce qui chuchote, tout ce qui murmure, tout ce qui respire, tout ce qui susurre. Deux fois par jour.
« C’est celui qui l’dit qui y’est ! »
La vie dans toute son insouciance !


Les chiens

Alors bien sûr, il y a les chiens. Les chiens de Cosne, aussi familiers que leurs propriétaires et pour lesquels on a les mêmes indulgences. Et il y a les autres, les plus lointains, les étrangers, d’Ollencourt ou d’en haut, inconnus, mais à la voix familière. Les chiens qu’ils soient d’ici où d’ailleurs sont tous les mêmes, ils aboient plus ou moins fort, plus ou moins longtemps, mais ils aboient !
Aboiements aigus ou graves selon la bête, plaintes lancinantes de solitude, vociférations féroces  d’animal attaché à sa chaîne autant qu’à son maître. Il y a tant de misères parfois dans les gémissements qui entrent par la fenêtre jusqu'à ma conscience, que parfois je glisse l’oreiller sur mes deux oreilles pour ne plus entendre.
Lorsque un jour, je m’ouvris à mon voisin, de mon projet d’adopter un chien, il me rétorqua :
« Pas un gueulard, j’espère!»
Tout était dit ! Les chiens, peuvent être du Labrador, du Yorkshire, Dogue d’Allemagne ou de Bordeaux, Setter d’Angleterre ou Setter de feu (ceux là sont mes préférés), chiens de chasse ou de garde. Qu’importe, mais pas de la race « Gueulard ».
Ouf ! L’animal qui batifole en mon jardin est plutôt silencieux, préservant ainsi mes relations de quartier. Il faut toquer fort à mon huis pour qu’il consente à faire  « Ouaf ! Ouaf ! » une ou deux fois de suite. De temps en temps, pas souvent, et encore…


Le camion du boulanger

« Tut tut tut…tut tut ! » C’est tous les matins la même chose, du fin fond des étangs à la rue de la Montagne. Le même vieux klaxon harcèle le chaland. Et moi qui ne suis pas client, je râle qu’on puisse impunément répandre autant de décibels dans l’air tranquille de Cosne. Je râle, mais au fond c’est un peu comme la cloche, c’est la vie qui appelle, c’est le pain qu’on partagera au prochain repas, la nécessité de manger. Je ne râle pas fort en fait, beaucoup moins fort que le « Tut tut tut…tut tut ! » du camion du boulanger.
Je les sais qui entendent l’appel, sortent de chez eux, se saluent d’un mot ou d’un signe, s’inquiètent les uns des autres, se parlent du temps qu’il fait :
« Jamais vu un mois d’août aussi pourri ! »
Et je réponds dans ma tête :
« Tu l’as dit bouffi ! »
Pendant ce temps les pains changent de main, chacun sa grosse ou sa petite, chacun son bâtard. Chacun ses besoins.
Je les sais, les gens de Cosne, qui s’attardent sur la chaussée longtemps après le départ de la porteuse de pain, la baguette sous le bras. Ah! La causette, la parlotte, la vie…
« Tut tut tut…tut tut ! » j’entends le klaxon qui s’éloigne, le camion du boulanger change de quartier. « Tut tut tut…tut tut ! » « Tut tut tut…tut tut ! »


Les tondeuses

Nous sommes vendredi après midi ou samedi, c’est jour de pelouse, c’est jour de haie, c’est jour de jardinage. C’est caractéristique des moteurs deux temps, un : « Pout ! Pout ! Pout ! Pout ! » rapide et régulier qui enfle et repart, s’arrête quand le panier est plein ou le jardinier interrompu. Ca dure toute la journée dès qu’un a terminé, l’autre commence. Faut dire qu’il a plu en août, faut dire que ça pousse, que l’herbe est drue. Alors les machines herbivores ruminent leur chlorophylle, les tondeuses tondent !



Les motos

La grand côte c’est une caisse de résonance. C’est aussi une belle pente et un sacré virage du coté de Vésigneux. Ils pensent que la grand côte, on l’a mise là pour eux, comme un défi. Alors la testostérone se met à bouillir, l’adrénaline monte comme le mercure dans le thermomètre les jours de canicule. Ca leur titille les chevaux-vapeur, la horde ne demande qu’à s’emballer et elle s’emballe. Le moteur hurle, le mur du son est franchi en à peine dix mètres. La machine pénètre Tracy jusque chez moi, et je crie au viol de mes tympans. Le bruit mécanique faiblit en entrant dans la grand rue mais sitôt passé le « Sherwood » l’accélérateur fait ce qu’il peut et j’imagine: Cent, cent vingt, cent cinquante! Le mur du con est franchi. Le type il doit jouir, sa bécane entre les cuisses. Ca lui fait des choses, des vibrations dans le creux de ses reins. Il n’a besoin de personne en Harley Davidson!
Mon oreille le perd petit à petit et l’oublie quelque part sur le plateau.
« Encore un qui finira donneur d’organe ! » j’affirme tout bas.
Bon, me voila fâché avec les motards !


Le coq et les poules

« Il est cinq heures Tracy s’éveille, il est cinq heures et je n’ai pas sommeil» braille le coq. Là, j’ai traduit ! Parce qu’en langue des volailles ça donne un truc comme ça : « Cocorico, Cocorico et encore Cocorico ! »
Enfin à peu près, je ne parle pas bien la langue des volailles. L’accent surtout, j’ai du mal.
Ceci dit il est effectivement cinq heures et contrairement à ce que pense cet animal borné et insomniaque, persuadé d’être investi de la mission sacré de réveiller Cosne,  j’ai sommeil.
Le pire est que, comme il ne dort pas au petit matin, il fait une petite sieste entre midi et quatorze heures environ. (Je ne peux pas être plus précis, je t’ai expliqué le problème avec l’horloge) et lorsqu’il se réveille c’est reparti :
« Cocorico, Cocorico et encore Cocorico ! » en plein après midi.
C’est bien les mâles, mais ça ne peut pas s’empêcher de tout régenter. Les coqs commandent le réveil du poulailler. Les poules s’en moquent, ils peuvent jouer les fiers à bras les coqs, pendant ce temps elles chantent une chanson douce:
« Cot ! Cot ! Cot ! Codec ! »
Excusez moi, toujours l’accent, mais je crois que cela signifie :
« J’ai pondu un œuf tout neuf !  J’ai pondu un œuf tout neuf ! »
C’est bien les filles !


Le volet de madame Céline

« Crouic ! crouic ! crouic ! »
Pas besoin de regarder l’heure, il est vingt heures cinquante. Madame Céline ferme le volet roulant de sa chambre. Bonne nuit madame Céline ! 
Elle le rouvrira demain matin vers huit heures.
« Crouic ! crouic ! crouic ! »


La nuit

Quand le soir est tombé, quand la lune pleine dessine une auréole au clocher de Saint Brice, alors tout s’apaise, Nicolas se résigne, le coq emmène coucher ses poules, Madame Céline a fermé ses volets, les chiens marquent une pause. Au soleil couchant, les jours sans vent, il est passé un ou deux deltaplanes qu’on a suivis d’une oreille distraite, d’un coin de l’horizon à l’autre.

Quand la nuit est venue, le silence s’installe sur Cosne. La température fraîchit, le seul bruit qu’on entend encore, c’est ce léger frisson qui agite les feuilles du rond buisson et puis d’un coup, d’un seul :


« Hou ! Hou ! Hou ! »
C’est chouette Cosne la nuit.
« Hou ! Hou ! Hou ! »


La pluie, le vent

La pluie vient toujours de l’ouest, toujours de la forêt et bien avant qu’elle ne tambourine sur les toits de Cosne, je l’entends frapper les feuilles du Rond buisson. La pluie ne tombe pas sur le sol là haut. Elle transpire des feuilles, elle dégouline des arbres, elle ricoche de branches en branches puis disparaît silencieusement, absorbée par la mousse.

Le vent est un voleur qui gémit aux fenêtres, s’engouffre sous les portes, revient par les cheminées puis se sauve emportant avec lui tous les bruits de Cosne. Le vent a forci ces jours derniers, la température fraîchit, septembre s’avance, la lumière recule. Je le sais, je le sens, bientôt, je fermerais la fenêtre, laissant dehors tous les bruits de Cosne. La noirceur viendra, les beaux jours seront passés. Qu’en aurais je fait ?

Silence !  (Eloge des hirondelles)

Tracy le Mont, septembre 2006
Hervé Pierre